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Lanterne magique de Picasso

Tous les yeux d’une femme joués sur le même tableau
Les traits de l’être aimé traqué par le destin sous la fleur immobile d’un sordide papier peint
L’herbe blanche du meurtre dans une forêt de chaises
Un mendiant de carton éventré sur une table de marbre
Les cendres d’un cigare sur le quai d’une gare
Le portrait d’un portrait
Le mystère d’un enfant
La splendeur indéniable d’un buffet de cuisine
La beauté immédiate d’un chiffon dans le vent
La folle terreur du piège dans un regard d’oiseau
L’absurde hennissement d’un cheval décousu
La musique impossible des mules à grelots
Le taureau mis à mort couronné de chapeaux
La jambe jamais pareille d’une rousse endormie et la très grande oreille de ses moindres soucis
Le mouvement perpétuel attrapé à la main
L’immense statue de pierre d’un grain de sel marin
La joie de chaque jour et l’incertitude de mourir et le fer de l’amour dans la plaie d’un sourire
La plus lointaine étoile du plus humble des chiens
Et salé sur une vitre le tendre goût du pain
La ligne de chance perdue et retrouvée brisée et redressée parée des haillons bleus de la nécessité
L’étourdissante apparition d’un raisin de Malaga sur un gâteau de riz
Un homme dans un bouge assommant à coups de rouge le mal du pays
Et la lueur aveuglante d’un paquet de bougies
Une fenêtre sur la mer ouverte comme une huître
Le sabot d’un cheval le pied nu d’une ombrelle
La grâce incomparable d’une tourterelle toute seule dans une maison très froide
Le poids mort d’une pendule et ses moments perdus
Le soleil somnambule qui réveille en sursaut au milieu de la nuit la Beauté somnolente et soudain éblouie qui jette sur ses épaules le manteau de la cheminée et l’entraîne avec lui dans le noir de fumée masquée de blanc d’Espagne et vêtue de papiers collés
Et tant de choses encore
Une guitare de bois vert berçant l’enfance de l’art
Un ticket de chemin de fer avec tous ses bagages
La main qui dépayse un visage qui dévisage un paysage
L’écureuil caressant d’une fille neuve et nue
Splendide souriante heureuse et impudique
Surgissant à l’improviste d’un casier à bouteilles ou d’un casier à musique comme une panoplie de plantes vertes vivaces et phalliques
Surgissant elle aussi à l’improviste du tronc pourrissant
D’un palmier académique nostalgique et désespérément vieux beau comme l’antique
Et les cloches à melon du matin brisées par le cri d’un journal du soir
Les terrifiantes pinces d’un crabe émergeant des dessous d’un panier
La dernière fleur d’un arbre avec les deux gouttes d’eau du condamné
Et la mariée trop belle seule et abandonnée sur le divan cramoisi de la jalousie par la blême frayeur de ses premiers maris
Et puis dans un jardin d’hiver sur le dossier d’un trône une chatte en émoi et la moustache de sa queue sous les narines d’un roi
La chaux vive d’un regard dans le visage de pierre d’une vieille femme assise près d’un panier d’osier
Et crispées sur le minium tout frais du garde-fou d’un phare tout blanc les deux mains bleues de froid d’un Arlequin errant qui regarde la mer et ses grands chevaux dormant dans le soleil couchant et puis qui se réveillent les naseaux écumants les yeux phosphorescents affolés par la lueur du phare et ses épouvantables feux tournants
Et l’alouette toute rôtie dans la bouche d’un mendiant
Une jeune infirme folle dans un jardin public qui souriant d’un sourire déchiré mécanique en berçant dans ses bras un enfant léthargique trace dans la poussière de son pied sale et nu la silhouette du père et ses profils perdus et présente aux passants son nouveau-né en loques Regardez donc mon beau regardez donc ma belle ma merveille des merveilles mon enfant naturel d’un côté c’est un garçon et de l’autre c’est une fille tous les matins il pleure mais tous les soirs je la console et je les remonte comme une pendule
Et aussi le gardien du square fasciné par le crépuscule
La vie d’une araignée suspendue à un fil
L’insomnie d’une poupée au balancier cassé et ses grands yeux de verre ouverts à tout jamais
La mort d’un cheval blanc la jeunesse d’un moineau
La porte d’une école rue du Pont-de-Lodi
Et les Grands Augustins empalés sur la grille d’une maison dans une petite rue dont ils portent le nom
Tous les pêcheurs d’Antibes autour d’un seul poisson
La violence d’un œuf la détresse d’un soldat
La présence obsédante d’une clef cachée sous un paillasson
Et la ligne de mire et la ligne de mort dans la main autoritaire et potelée d’un simulacre d’homme obèse et délirant camouflant soigneusement derrière les bannières exemplaires et les crucifix gammés drapés et dressés spectaculairement sur le grand balcon mortuaire du musée des horreurs et des honneurs de la guerre la ridicule statue vivante de ses petites jambes courtes et de son buste long mais ne parvenant pas malgré son bon sourire de Caudillo grandiose et magnanime à cacher les irrémédiables et pitoyables signes de la peur de l’ennui de la haine et de la connerie gravés sur son masque de viande fauve et blême comme les graffiti obscènes de la mégalomanie gravés par les lamentables tortionnaires de l’ordre nouveau dans les urinoirs de la nuit
Et derrière lui dans le charnier d’une valise diplomatique entr’ouverte le cadavre tout simple d’un paysan pauvre assailli dans son champ à coups de lingots d’or par d’impeccables hommes d’argent
Et tout à côté sur une table une grenade ouverte avec toute une ville dedans
Et toute la douleur de cette ville rasée et saignée à blanc
Et toute la garde civile caracolant tout autour d’une civière
Où rêve encore un gitan mort
Et toute la colère d’un peuple amoureux travailleur insouciant et charmant qui soudain éclate brusquement comme le cri rouge d’un coq égorgé publiquement
Et le spectre solaire des hommes aux bas salaires qui surgit tout sanglant des sanglantes entrailles d’une maison ouvrière tenant à bout de bras la pauvre lueur de la misère la lampe sanglante de Guernica et découvre au grand jour de sa lumière crue et vraie les épouvantables fausses teintes d’un monde décoloré usé jusqu’à la corde vidé jusqu’à la moelle
D’un monde mort sur pied
D’un monde condamné
Et déjà oublié
Noyé carbonisé aux mille feux de l’eau courante du ruisseau populaire
Où le sang populaire court inlassablement
Intarissablement
Dans les artères et dans les veines de la terre et dans les artères et dans les veines de ses véritables enfants
Et le visage de n’importe lequel de ses enfants dessiné simplement sur une feuille de papier blanc
Le visage d’André Breton le visage de Paul Éluard
Le visage d’un charretier aperçu dans la rue
La lueur du clin d’œil d’un marchand de mouron
Le sourire épanoui d’un sculpteur de marrons
Et sculpté dans le plâtre un mouton de plâtre frisé bêlant de vérité dans la main d’un berger de plâtre debout près d’un fer à repasser
A côté d’une boîte à cigares vide
A côté d’un crayon oublié
A côté des Métamorphoses d’Ovide
A côté d’un lacet de soulier
A côté d’un fauteuil aux jambes coupées par la fatigue des années
A côté d’un bouton de porte
A côté d’une nature morte où les rêves enfantins d’une femme de ménage agonisent sur la pierre froide d’un évier comme des poissons suffoquant et crevant sur des galets brûlants
Et la maison remuée de fond en comble par les pauvres cris de poisson mort de la femme de ménage désespérée tout à coup qui fait naufrage soulevée par les lames de fond du parquet et va s’échouer lamentablement sur les bords de la Seine dans les jardins du Vert-Galant
Et là désemparée elle s’assoit sur un banc
Et elle fait ses comptes
Et elle ne se voit pas blanche pourrie par les souvenirs et fauchée comme les blés
Une seule pièce lui reste une chambre à coucher
Et comme elle va la jouer à pile ou face avec le vain espoir de gagner un peu de temps
Un grand orage éclate dans la glace à trois faces
Avec toutes les flammes de la joie de vivre
Tous les éclairs de la chaleur animale
Toutes les lueurs de la bonne humeur
Et donnant le coup de grâce à la maison désorientée
Incendie les rideaux de la chambre à coucher
Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit
Découvre en souriant devant le monde entier
Le puzzle de l’amour avec tous ses morceaux
Tous ses morceaux choisis choisis par Picasso
Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou
Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout
Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous
Les deux corps enlacés échangés caressés
L’amour décapité délivré et ravi
La tête abandonnée roulant sur le tapis
Les idées délaissées oubliées égarées
Mises hors d’état de nuire par la joie et le plaisir
Les idées en colère bafouées par l’amour en couleur
Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de l’Amour
Les idées remises à leur place à la porte de la chambre à côté du pain à côté des souliers
Les idées calcinées escamotées volatilisées désidéalisées
Les idées pétrifiées devant la merveilleuse indifférence d’un monde passionné
D’un monde retrouvé
D’un monde indiscutable et inexpliqué
D’un monde sans savoir-vivre mais plein de joie de vivre
D’un monde sobre et ivre
D’un monde triste et gai
Tendre et cruel
Réel et surréel
Terrifiant et marrant
Nocturne et diurne
Solite et insolite
Beau comme tout.

Jacques Prévert – Paroles – 1944

Dernière mise à jour le 6 ans par André