J.-C. Juncker, le président de la Commission Européenne, vient de publier un « LIVRE BLANC SUR L’AVENIR DE L’EUROPE« . Devant le constat des difficultés, pour ne pas dire de l’impasse, où se débat l’Union Européenne aujourd’hui, il y propose quelques pistes de réflexion, sur les acquis indéniablement positifs, et sur les voies possibles, selon lui, pour sortir du marasme actuel.
L’Europe est née quelques années après moi, ma vie a été rythmée par les étapes de sa lente croissance, c’est en quelque sorte ma petite soeur.
Depuis sa naissance, elle n’a cessé de nous apporter surprises, joies et parfois déceptions. Je l’ai vue comme un gage de prospérité et de paix; lorsque j’ai pu, pour la première fois, participer à l’élection de son parlement, j’ai cru, naïvement, à l’arrivée d’une ère de démocratie; lorsque les contrôles aux frontières ont été abolis, je me suis senti pousser des ailes; lorsque nous avons enfin utilisé une même monnaie, j’ai regardé notre avenir avec enthousiasme. Certes, ni les institutions, ni les traités n’étaient vraiment compréhensibles; certes, nous ne savions de l’Europe que ce que nous en disaient nos dirigeants nationaux; certes, on voyait croître à Bruxelles une bureaucratie tentaculaire. Mais les années de paix succédaient aux années de paix, et la prospérité – relative, car les laissés pour compte n’ont jamais vraiment manqué – était au rendez-vous.
Aujourd’hui, il nous faut hélas déchanter, et constater avec le président Juncker et la majorité de nos concitoyens que le nom « Union Européenne » relève plus du doux euphémisme que d’une quelconque réalité. Le navire fait eau de toutes parts: la défection du Royaume « pas si uni que ça non plus« , le scandale de la crise de la dette grecque, la non gestion catastrophique des phénomènes migratoires, les dissensions dont font preuve dirigeants nationaux, États et peuples, le chômage et la précarité qui guettent nombre de citoyens, tout cela mène à un rejet inconditionnel de l’Europe par un nombre croissant de personnes et d’institutions. Ma « petite soeur » est décidément mal en point.
Cela avait pourtant bien commencé: au sortir de la pire des guerres, six pays décident de construire sur leurs ruines un monde meilleur, les ennemis d’hier se veulent partenaires; pour dépasser haines et ressentiments encore vifs, les dirigeants visionnaires bâtissent leur coopération sur des bases purement économiques. Et ça marche. Peu à peu, la prospérité revient. On crée des institutions communes, qu’on pense aptes à gérer ce nouveau mode de vie en commun, en laissant à chaque partenaire un maximum de souveraineté et d’autonomie … mais sans y associer les populations concernées. Tout se règle au niveau des États, censés représenter leurs populations. Et c’est bien là le double péché originel, économique et politique, de cette Europe dont beaucoup aujourd’hui ne veulent plus.
Le péché économique.
Le parti pris initial d’utiliser l’économie comme base de collaboration a débouché assez vite sur une dérive idéologique de plus en plus libérale. Le credo de la concurrence, pierre angulaire de la construction économique européenne, on nous l’a vendu comme la panacée qui allait briser les monopoles et faire baisser les prix. Effectivement, les monopoles anciens ont volé en éclat, mais avec eux les notions d’intérêt général et de service public. Ce qui, au final, a baissé, ce sont les conditions de travail et la qualité des services. Dans l’idéologie libérale aujourd’hui omniprésente en Europe, les systèmes de régulation, les garde-fous, sont vus comme des entraves insupportables, le rôle protecteur de l’État est une hérésie. C’est aujourd’hui à des entreprises multinationales avides et sans scrupules que nous sommes livrés pieds et poings liés. Ni les États, affaiblis et impuissants dans le meilleur des cas, complices trop souvent, ni l’Union Européenne, noyautée par les lobbies de toutes sortes, n’ont la moindre prise sur ces prédateurs.
Autre dogme économique dont le président Juncker, avec tout le gratin européen, se fait le chantre: la croissance, une croissance que l’on imagine perpétuelle dans un monde fini, aux ressources limitées. Personne ne semble vouloir voir que la croissance continue mène inexorablement à une impasse, sinon à un suicide collectif. Les indicateurs sur l’état de la planète sont tous au rouge, la surpopulation mondiale est catastrophique: balivernes, il n’y aurait que la croissance pour nous sauver. Alors, plutôt que de chercher à perpétuer cette croissance suicidaire, il serait grand temps de penser, de préparer, d’organiser la décroissance, ou au minimum l’arrêt de la fuite en avant. Nous sommes au bord du gouffre, et on ne nous propose comme solution … qu’un pas en avant !
Le péché politique.
Dès le départ, et malgré d’évidentes bonnes intentions, l’Europe s’est construite sans sa population, restée au balcon. Comme si les Lumières du 18ème siècle brillaient toujours dans les cerveaux éclairés de dirigeants ne voyant dans les citoyens que d’éternels mineurs devant être guidés, dirigés, orientés, et finalement bernés, dans leur propre intérêt, qu’ils seraient totalement incapables de concevoir.
On a donc construit un édifice institutionnel opaque, sans en donner les clés de compréhension, sans que les citoyens des États membres ne soient jamais associés à son élaboration. Au fil du temps, et des adhésions de nouveaux États, le système s’est encore complexifié. Les États en ont profité, comme le souligne justement Juncker, pour en retirer un maximum d’avantages électoraux, s’attribuant tout le mérite quand les choses tournaient bien, chargeant sans nuances « Bruxelles » quand la situation tournait au vinaigre. La communication européenne sur ses objectifs, ses réalisations, sa construction a été abandonnée aux États, qui en ont fait, au mieux, un instrument de propagande interne, au pire, n’en ont rien fait du tout.
On a fini par donner aux citoyens d’Europe désabusés un os à ronger: un simulacre de parlement sans véritable pouvoir, où les partis de tous les États n’envoyaient que des seconds, sinon des troisièmes couteaux, sachant bien que le vrai pouvoir était aux mains de la Commission, mais surtout du Conseil, c’est-à-dire des dirigeants des États dont même le plus petit avait le pouvoir de bloquer toute décision qu’il estimait impopulaire. En jouant avec le prestige qu’a toujours eu chez les démocrates le suffrage universel, on a précipité le désenchantement, et pour finir la désaffection d’une part toujours croissante des citoyens européens. Aujourd’hui, ils prennent une revanche hasardeuse en élisant de plus en plus de politiciens manipulateurs et dangereux.
En s’élargissant sans modération, l’Europe a peu à peu perdu l’élan de ses fondateurs: il n’était plus question de construire ensemble une Europe commune, mais bien de profiter au maximum d’un système qui semblait enrichir ses membres. Le célèbre « I want my monney back » de Thatcher a fait des émules. L’Europe, pour beaucoup, n’est plus qu’une poule aux oeufs d’or, qu’on n’hésite plus à sacrifier sur l’autel d’un nationalisme borné.
En conservant des règles obsolètes datant de sa fondation, en y ajoutant un fatras de règles qui imposent à tous ce qui parfois n’est pertinent que pour quelques-uns, en se gargarisant de soi-disant valeurs communes qui ne sont manifestement pas partagées par tous, l’Europe s’est lentement mais sûrement sclérosée. Par manque de vision, par une politique à courte vue, par l’absence de véritable démocratie, l’Europe qui représentait à l’origine un espoir immense n’est plus aujourd’hui que désillusion.
Une rédemption possible ?
Faut-il pour autant tout casser, en revenir à la situation antérieure, présentée par certains comme le Paradis Perdu ? Certainement pas.
D’une part, la situation d’avant n’avait rien d’un paradis: L’Europe était un champ de ruines, les rancoeurs étaient tenaces, et menaçaient de reproduire encore et encore le schéma guerrier sur lequel les États s’étaient construits au fil des siècles, la misère menaçait, et l’aide américaine massive, intéressée il est vrai, était devenue indispensable.
D’autre part, ce ne serait guère possible, les systèmes économiques sont trop imbriqués, et un divorce généralisé ne pourrait aboutir qu’au chaos et à l’appauvrissement de tous. Avec tous ses défaut, et on a vu comme ils sont nombreux et graves, l’Europe est aujourd’hui une réalité incontournable.
Est-elle, au moins, perfectible ? Peut-elle redevenir le symbole d’espoir qu’elle a été pour ma génération ? J’ose espérer que oui, à condition de se réformer en profondeur.
Les paradigmes de l’économie libérale à tout crin et de la croissance continue doivent être abandonnés, remplacés par une économie au service de tous et l’organisation d’une décroissance raisonnée et progressive.
Les institutions doivent perdre leur caractère opaque et incompréhensible, et les citoyens associés dans une démocratie réellement représentative et participative, où le parlement soit une véritable assemblée législative qui contrôle un exécutif indépendant.
Le projet commun doit être redéfini, redevenir un véritable projet de société, que tous collaborent à construire, et qui permette réellement de vivre ensemble dans la diversité. Mais cette nouvelle définition ne pourra faire l’impasse sur la participation des citoyens, de leurs représentants, de leurs mouvements et associations.
La communication sur les projets, les réalisations et les échecs de l’Union ne peut plus être abandonnée aux seuls États, dont on a vu à quel point ils l’instrumentalisent au profit d’intérêts partisans locaux, occultant, travestissant ou tronquant l’information. Au contraire, l’Union devra, sous peine de rester aux yeux d’une majorité de citoyens une puissance supérieure néfaste, organiser une communication proactive, qui ne se contente plus de tenir à la disposition des citoyens une information souvent peu intelligible, mais aille à la rencontre de chacun là où il vit, lui parlant avec ses mots, montrant clairement et concrètement en quoi une Union Européenne dynamique est encore aujourd’hui utile à tous ses citoyens.
L’Europe ne survivra que si elle est capable de se repenser, de prendre conscience de ses défauts, et d’y remédier. Sinon, il n’y aura même pas besoin de la démolir: elle disparaîtra d’elle-même, laissant sur le carreau plus de 500 millions de personnes désemparées face au chaos.
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Cher Monsieur, j’ai eu le plaisir de vous lire grâce à votre frère 🙂
Je vous adresse mes félicitations pour la clarté et la limpidité de votre analyse qui mériterait d’être publiée dans un journal.
Je souscris très largement à votre analyse notament sur la décroissance.
Merci de partager vos idées, le ciel s’éclaircit au-dessus du livre blanc 🙂
Merci de m’avoir lu, et surtout d’avoir pris la peine de me répondre. C’est réconfortant de voir ses idées partagées.